par LOUIS ARNAUD
Jusqu'en 1832, la ville que l'on nommait Bled el Aneba ou Bouna-el-Djedida, était entourée de jardins de vergers qui en faisait un site agréable et recherché. Elle était, du moins ainsi, lorsqu'elle avait été occupée sans le moindre combat, au lendemain de la prise d' Alger, le 3 août 1830, par le Général Damrémont. Malheureusement, cette occupation ne fut que de très courte durée.
La révolution de juillet venait d'éclater à Paris, en effet, et le Général de Bourmont qui commandait le corps expéditionnaire, craignant des complications dans la Métropole, avait jugé prudent de rassembler,à Alger, toutes les forces dont il avait le commandement, afin de les tenir prêtes à s'embarquer pour la France si les évènements l'exigeaient.
Bône fut donc abandonnée purement et simplement, après une occupation de la ville qui n'avait duré qu'une vingtaine de jours. Mais le Général Damrémont qui savait combien les habitants s'étaient donnés d'enthousiasme à la France partait avec la certitude de revenir bientôt. Il comptait sans le Bey de Constantine qui envoya aussitôt ses troupes pour reprendre la ville. Les habitants de Bône résistèrent et Ben-Aissa, commandant de l'armée du Bey, dut mettre le siège devant la ville et en organiser le blocus.
Cette situation dura près de deux ans, jusqu'au 27 mars 1832, jour ou d'Armandy et Yusuf s'emparèrent de la Casbah. Ben-Aissa, obligé de se retirer alors incendia la ville en partie et détruisit les jolis jardins, avant de reprendre le chemin de Constantine.
Le premier souci des nouvelles autorités françaises, après avoir rétabli la sécurité, fut donc de faire disparaître les marécages nuisibles à l'état sanitaire de la région, et de reconstituer tous les vergers et les potagers, si sauvagement détruits. C'est la petite plaine, qui, vers l'orphelinat, s'étend jusqu'au pied de l'Edough, qui retint, tout d'abord, l'attention du Commandement de la Subdivision. Les terres y étaient fertiles, mais les montagnards rebelles de l'Edough, par leurs incursions fréquentes et leurs vols incessants, faisaient peser sur ces lieux, une lourde hypothèque d'insécurité qui interdisait qu'on y entreprit sérieusement la moindre culture. La quiétude des jardiniers était, sans cesse, troublées par ces hordes pillardes venant se ravitailler à bon compte et disparaissant ensuite impunément dans l'ombre inextricable et propice des forets toutes proches. Cette situation interdisait aux jardiniers de s'établir trop loin de la ville et surtout d'habiter sur leurs exploitations.
C'est l'ouverture de la route à travers la foret de l'Edough qui, en permettant une surveillance plus efficace sur les tribus montagnardes, favorisa la création et le développement de ce populeux faubourg que l'on a spontanément appelé: " La Colonne Randon".
Les dix-neuf kilomètres de route qui vont de Bône au Bou-Zizi, le plus haut sommet de la chaîne de l'Edough, avaient été achevés en moins de trois mois, temps record pour l'époque, étant donné l'outillage rudimentaire dont pouvaient alors disposer les soldats du Génie. La colonne érigée au point de départ de la nouvelle route pour commémorer cet heureux évènement indique qu'elle fut officiellement ouverte à la circulation le 2 mai 1842. Cette colonne commémorative avait été originairement placée beaucoup beaucoup plus en avant sur lequel elle s'élève aujourd'hui. Elle a été ramené en arrière pour des raisons d'esthétique et de symétrie dans l'ordonnance des rues du quartier.
La nouvelle route de l'Edough venait se greffer à la hauteur du Palais loucheur, sur le chemin qui allait vers la campagne, jusqu'à l'oued Forcha. Ce chemin est aujourd'hui l'avenue Garibaldi, tandis que la route de l'Edough est devenue la rue Sadi Carnot. Dès que la sécurité fut établie, des jardins s'égaillèrent tout autour, vers le pied de l'Edough, et vers le Ruisseau d'or. Les gens de la ville vinrent se promener, le dimanche, dans cette banlieue naissante qui s'offrait si bien à des pique-niques et autres ébats sur l'herbe.
Les soirs de ces journées vécues en plaine nature, dans la verdure et les fleurs, sous le beau ciel bleu tout baigné de soleil, le retour à la ville était forcément triste et douloureux. Combien l'aimable et douce fatigue, causée par une journée de bonheur en plein air, devait devenir pénible et lourde dans ces rues montueuses et inégales qu'il fallait suivre pour regagner un logis étroit, incommode et souvent mal aéré.
C'est ainsi qu'a du naître dans l'esprit et le coeur des citadins, un désir et même un besoin d'évasion et c'est ainsi que s'est formé l'embryon du plus grand et plus populeux faubourg de Bône.
C'est naturellement autour de la rue de la Fontaine que prit corps la petite agglomération originaire qui devait devenir faubourg assez rapidement. Cette rue de la Fontaine n'était pas très longue. Elle ne se poursuivait que sur cent cinquante ou deux cents mètres. Après ce n'était qu'un simple sentier étroit et sinueux sur la cote duquel des maisons furent, plus tard, construites sans qu'on ait songé à en rectifier les courbes et les accidents, ce qui explique le tracé défectueux et non rectiligne, de l'actuelle avenue Garibaldi qui, a succédé à la rue de la Fontaine. La seconde artère du faubourg, fut la rue des Prés-salés. Elle allait rejoindre un sentier qui a donné naissance à la route des Lauriers-roses et qui se dirigeait vers le pied de la montagne en s'inclinant vers l' Ouest. Plus tard, la conduite d'eau viendra déboucher entre la rue de la Fontaine et la rue des Prés-Salés. Mais il n'y aura aucune maison construite sur la conduite d'eau proprement dite. Les constructions s'arrêteront au lavoir situé devant les immeubles du populaire Luc, le peintre-poète, chantre du faubourg.
Ces trois artères, qui sont encore parmi les plus importantes de la Colonne Randon, portent aujourd'hui d'autres noms. La conduite d'eau est devenue l'avenue Célestin Bourgoin. La rue de la Fontaine qui devait son nom à une grosse bâtisse de pierre maçonnées affectant vaguement la forme d'une fontaine d'où coulait une eau limpide et fraîche à pris celui de Garibaldi, le patriote italien qui vint, en 1870, mettre son épée au service de la France. La rue des Prés-Salés, enfin, fut remplacée au début de ce siècle par la rue Eugène François, pour honorer la mémoire et le sacrifice, en la personne d'Eugène François qui vécut et mourut dans ce quartier, après avoir été l'un des premiers colons de 1848, fameuse et lamentable épopée de la colonisation de la plaine de Bône.
De ce carrefour, formé par les amorces des rues dont il vient d'être parlé, à la ville, il y avait bien près d'un kilomètre de distance, et il n'existait, tout d'abord, sur ce parcours aucune habitation, ni maison quelconque. Seule plus tard était venue se placer vers le milieu de cette distance, une villa à un étage, d'assez belle apparence, construite par un fonctionnaire du Génie, M. levron, qui faillit être la victime de sa propre famille militaire.
Le Génie, en effet, dans le nouveau tracé de l'enceinte de la ville, en 1868, avait compris dans la zone de servitude non édifiante établie autour des fortifications, la villa en question et ses dépendances. L'immeuble était donc ainsi condamné à périr, lentement peut-être mais sûrement, car il était interdit à son propriétaire de procéder à toute réparation rendue nécessaire par la vétusté et les intempéries.
Mais, nourri dans le sérail, l'ancien garde du génie en connaissait les détours, il effectuait toutes les réparations de l'intérieur, de sorte que l'immeuble put tenir debout pendant de longues années, assez longtemps, pour voir arriver le déclassement pur et simple, en 1905, de l'enceinte fortifiée de la ville.
La villa Lovron fut enfin vendue avec la parcelle de terre qui l'entourait et le nouveau propriétaire, M Laurent Saunier, put en lotir son vaste terrain, ce qui permit la construction d'immeubles, dont le plus joli et, de beaucoup, le plus important est celui que l'on appelle le Palais Loucheur, et le percement d'une rue à laquelle fut donnée le nom de Laurent Saunier.
Ce carrefour, par où commence le populeux quartier (car il ne sied plus d' employer le mot faubourg ) de la Colonne Randon est l' un des plus élégants et des plus mouvementés de la ville d' aujourd'hui. Peu nombreux doivent être encore ceux qui ont connu, il y a plus de cinquante ans, ces lieux alors lugubres et sinistres, ou la sécurité était extrêmement précaire.
Le square Randon a pris la place d'un infâme marécage au milieu duquel étaient d'épais buissons de ronces, et quelques bosquets d'eucalyptus qu'on avait du planter là pour tenter d'assainir les terrains. Il subsiste quelques spécimens de ces arbres qui sont devenus énormes et imposants, contre la grille su square, à proximité du Palais Loucheur
Un chemin passait sur un vieux pont de pierres noires, sales et lépreuses qui franchissait l'oued Zaffrania, le même qu'à recouvert le boulevard Alexandre Papier. Le vieux pont était bas et bien souvent le lit de l'oued était à sec, ou presque, ce qui permettait aux malandrins et aux escarpes en mal d'aventures, de l'utiliser pour attendre la venue de quelque passant attardé.
Des troncs d'eucalyptus, épais et sombres,sur le bord du chemin, derrière lesquels pouvaient se dissimuler des hommes aux aguets ; de hauts buissons de ronces, masses noires et inquiétantes entre les troncs d'arbres ; ce vieux pont à l'allure douteuse et traîtresse ; la lune blafarde qui mettait de vagues reflets lumineux et tristes sur la surface glacée des eaux immobiles des marécages et les coassements monotones et lancinants des grenouilles, tel était, le soir, l'aspect sinistre de ces lieux, si élégants et si vivants aujourd'hui.
C'est l'exposition de 1890, installée hors de l'enceinte de la ville, dans ces terrains incultes et affreux, sur l'initiative de la première Municipalité Jérôme Bertagna, qui a permis la transformation radicale et si heureuse de ces lieux nauséabonds et sordides jusqu'alors. Cette exposition, la troisième manifestation de ce genre organisée à Bône depuis 1832, a certainement été la réussite la plus complète des initiatives économiques locales.
Rien ne manquait : grand festival musical avec concours où parurent une trentaine de sociétés d'Algérie et même de la Métropole, fournées de courses et de fantasias, fêtes indigènes, régates et réjouissances nautiques, et tant d'autres attractions et festivités, telles que le séjour de l'escadre en visite, bals, réceptions de toutes sortes.
Les stands, nombreux, de firmes commerciales, industrielles et agricoles d'Algérie et de la Métropole occupaient une vaste superficie à l'arrière-plan des jardins qui ont formé, après que cette grande manifestation économique régionale eut pris fin, le joli square dont le buste du Président Sadi-Carnot, assassiné à Lyon, quatre années plus tard, est venu orner l'entrée principale.
Le téléphone fit sa première apparition à Bône à l'occasion de cette exposition.
De l'exposition de 1890, il ne reste que ce square magnifique. Il y a cependant encore dans un coin de ce jardin, sur la droite en entrant, un bloc énorme de minerai de fer qui avait été exposé, là, par la société des Mokta-el-Hadid et qu'elle a abandonné à cause des difficultés qu'aurait présenté son enlèvement. Dans les pelouses, à l'entrée du square, de chaque côté du buste du Président Carnot, on peut voir encore deux gros fûts de bois recouverts de lierre et de glycines. Ce sont les bases de deux bigues immenses au bout desquelles flottaient des oriflammes qui ornaient l'entrée de l'exposition.
LA VIEILLE EGLISE DE LA COLONNE
Le faubourg, ne s'est étendu, tout d'abord, que fort timidement vers le nouveau chemin de l'Edough qui formait sa limite extrême à l'est. Aux environs de 1860 sa formation subit une poussée appréciable. De nouvelles maisons vinrent combler des vides, et la petite artère transversale qui allait aboutir à l'église prit alors sa forme définitive, tandis que s'ouvrait, perpendiculairement à cette artère, une ruelle qui devait porter d'abord le nom de "Poujolat" et celui de " Gonssolin " ensuite, après avoir été, à sa création, dénommée par le populaire, la " rue des Ours " sans doute parce que ses habitants semblaient avoir voulu vivre là, à l'écart du mouvement et du bruit.
Dans cette petite rue étroite et sans prestige dont il vient d'être question, qui a porté le nom de " Docteur Mestre ", vieux praticien militaire, émule de Maillot, qui se fixa définitivement dans notre ville, et qui s'appelle aujourd'hui " rue du sergent Allmmann ", les habitants du faubourg avaient placé leur église.
C'est une petite église qui s'accordait avec la petite rue, humble et simple comme elle. Son règne sur les fidèles du faubourg ne dura qu'un demi-siècle à peine.
Les inondations et les intempéries eurent raison d'elle. D'affreuses lézardes firent ouvrir ses murs, bas et tristes, qui n'avaient certainement nul besoin pour inspirer du dehors la pitié, de ces affreuses morsures du temps.
Comme elle s'effritait tous les jours un peu plus, que les lézardes ouvraient de plus en plus ses murs mal construits, et qu'il était inutile de songer à y effectuer des réparations, une nouvelle Église fut édifiée, au début de ce siècle, entre l'avenue Garibaldi et l'avenue Célestin Bourgoin, sur un terrain gracieusement offert par les héritiers de cet ancien Maire de Bône.
La vieille et humble Église dont il ne reste plus la moindre trace, était au coin que formaient la petite rue que l'on appelait alors rue de l'Église, et la route de l'Edough.
Son porche, sans parvis, s'ouvrait directement sur la petite rue, de plain-pied, sans aucune marche à gravir et la chaussée était caillouteuse.
A l'intérieur, le sol &eavoûte,cute;tait en contre-bas du seuil, ce qui démontrait que le niveau de la rue avait été surélevé postérieurement à la construction de l'édifice. Dans la pénombre qu'éclairaient à peine de bien modestes vitraux de couleurs, aucun apparat, aucun faste, n'attiraient le regard des fidèles, ne les divertissaient de leurs prières ou de leur recueillement. Tout était simplicité, silence et onction. Tout paraissait irréel.
Sous cette nef trop basse, entre ces murs trop étroits, on éprouvait cependant une impression de grandeur, d'infini.
Ce n'était qu'une humble église de faubourg, mais on sentait planer sous sa dans l'air immobile qui semblait inchangé, les mânes du Passé". Ces tableaux sans art, ni particularité qui rappelaient les stations du chemins de Croix de Jésus, devaient évoquer dans l'âme des Français qui venaient là, demander à dieu, d'empêcher que leur courage ne faiblit, un autre Calvaire qu'ils avaient gravi, eux aussi, et gravissaient peut-être encore, pour demeurer dans ce pays qu'ils entendaient conserver à la France.
Car ce vieux faubourg avait été créé et peuplé pendant longtemps presqu'uniquement par les premiers Français qui s'étaient fixés à Bône.
Ils formaient, alors comme une grande famille parfaitement unie, vivant dans le calme, loin du bruit et du mouvement de la ville, où le cosmopolitisme particulier aux ports méditerranéens commençait à troubler la tranquillité des habitants.
Le Curé le plus populaire de cette faubourienne paroisse fut incontestablement l'abbé Montastruc qui devint ensuite Curé de la Cathédrale, et mourut fort âgé dans ses fonctions. Il avait su conquérir l'estime et même l'affection de tous les habitants de Bône, sans aucune distinction de race ni de religion, qu'il avait séduits par sa belle figure intelligente et loyale, sa bonhomie souriante et sa verve languedocienne et familière.
C'est dans cette modeste paroisse que le 23 janvier 1889, fut baptisé par l'abbé J. Compayrot, qui avait succédé à l'abbé Montastruc, Alphonse Pierre Juin, Maréchal de France qui était né le 16 décembre 1888, juste en face de l'Église, à l'angle de la route de l'Edough, et de la rue de l'Église prolongée.
Quelle gloire aurait été pour la vieille église, si elle n'avait été complètement détruite, ce souvenir du baptême de l'illustre soldat.
Tout a disparu, hélas, de ce vieux sanctuaire si aimé des Colonnois, jadis.
Les jeunes gens qui jouent dans le terrain de basket-ball, aménagé sur son ancien emplacement, ne se soucient certainement pas du passé, plein de fervente piété, qu'ils foulent de leur pied agile, et ne perçoivent nullement le parfum d'encens dont, peut-être encore, est imprégné l'atmosphère.
Bien avant qu'elle ne finit, tout à fait son existence matérielle et terrestre, alors que ses murs étaient encore debout, quoique lézardés et branlants, la vieille Église avait été remplacée par un nouveau temple, de construction et de style modernes, élevé sur une jolie place et dans un quartier populeux.
Le nouveau clocher, élégant et fier, faisait un contraste singulier avec la vieille tour massive, sans style bien défini, qui écrasait le porche dénué de prestige de la rue de l'Église.
Les quatre côtés du vieux clocher étaient percés d'ouvertures garnies de claires-voies, où le vent passait en toute liberté. Sans doute cela était pour permettre aux sons de la petite cloche enfermée là, de mieux se propager et s'éparpiller dans le ciel à travers le faubourg.
Ce vieil édifice délabré, tout noirci par le temps qu'une mousse verte recouvrait par plaques comme une lèpre affreuse, imposait quand même, malgré sa disgrâce, un indéniable respect.
Toute la population du faubourg, pendant un demi-siècle, était passée sous sa voûte trop basse qui maintenant menaçait de s'écrouler.
Ceux qui naissaient, ceux qui mouraient et ceux qui espéraient étaient venus là, dans une égalité qui ne s'écrit pas aux frontispices des monuments publics, et qui n'en est pas moins certaine et juste parce qu'elle est imposée par Dieu.
L'Église désaffectée n'était pas encore abattue que déjà la " rue de l'Église ", sa rue durant cinquante ans, était débaptisée et devenait la " rue du Docteur Mestre ".
Ainsi, elle avait assisté à sa totale et complète déchéance, à sa chute dans l'oubli définitif. C'était bien cruel et surtout bien injuste.
Son souvenir au moins aurait dû demeurer en ces lieux où elle avait si longtemps trôné, où elle avait été aimée et vénérée.
Il aurait suffit, pour cela, d'ajouter à ce nom si familier aux Colonnois, un simple qualificatif, et la rue se serait appelée " rue de l'ancienne Église ". Peut-être réparera-t-on, un jour, cette erreur ? Ce serait juste, car la vieille Église dont la modeste cloche appelait les fidèles par dessus les marécages, et que les inondations envahissaient inexorablement et sans respect, méritait que son souvenir fut maintenu à travers le temps, pour j'aide spirituelle, et l'apaisement intérieur, qu'elle avait apportés aux premiers Bônois, et aussi à cause du grand Soldat qui y reçut le baptême.
Il y a d'autres noms de rues qui sont des hommages à d'anciens citoyens qui, certes, les ont mérités, mais qui n'ont pas fait pour l'union des Français du siècle dernier, et le maintien de leur Foi dans l'avenir de la Cité, ce que représentait à ce point de vue, la vieille petite Église de la Colonne.
Lorsqu'il s'était agi de donner un nom à ce faubourg né du groupement spontané de petites " campagnes " qui s'était formé le long du chemin de la Fontaine, après l'ouverture de la route de l'Edough, les habitants n'avaient eu qu'à s'inspirer de la Colonne qui avait été érigée pour commémorer l'heureuse initiative du Général Randon.
Ce n'est donc pas par une décision d'un Conseil municipal ou d'une édilité quelconque, que ce Faubourg fut ainsi dénommé.
Le Conseil municipal de Bône ne songea, que bien plus tard, à rendre l'hommage qui était dû à celui que ses contemporains avaient appelé le " Père de Bône ".
En 1868, l'établissement de la nouvelle enceinte de la Ville avait coupé le chemin que suivaient habituellement les Colonnois, lorsqu'ils venaient aux " Allées " pour assister aux concerts des musiques militaires, ou bien en Ville pour y faire leurs achats.
Ce chemin, ou plutôt ce sentier, partait de l'emplacement actuel du Palais Loucheur (où se dressait alors la colonne commémorative) et aboutissait à la Cathédrale. Il suivait à peu près le tracé actuel des " Allées Guynemer ".
Par suite de la construction du mur d'enceinte et de la création de la nouvelle Ville, seule la partie de ce sentier qui s'était trouvée ainsi " intra muros " avait été conservée et intégrée dans le réseau des rues nouvelles de la Cité agrandie.
La Municipalité en avait fait une artère d'assez belle allure bordée par de grands frênes, à laquelle le Conseil municipal avait donné le nom " d'allées Randon ".
Cet hommage rendu au " Père de Bône " n'eut malheureusement qu'un temps.
Lorsque pendant la guerre de 1914-1918, on voulut honorer la mémoire du célèbre Capitaine aviateur de 23 ans, Guynemer, véritable héros national, tombé dans un combat aérien, on ne trouva rien de mieux en effet que de changer les " Allées Randon " en " Allées Guynemer ".
La route de l'Edough fut pendant un certain temps la limite à l'Est, de l'agglomération faubourienne.
Elle s'y incorpora, bien après 1850, par la construction d'immeubles sur ses bords.
Il avait été question de faire de cette route, dans sa traversée du Faubourg, une large et belle avenue avec de beaux trottoirs et de grands arbres.
Les constructions devaient être édifiées suivant un alignement beaucoup plus en retrait que celui que l'on voit actuellement.
Hélas, si ces suggestions ont été suivies par quelques propriétaires épris d'esthétique, la majeure partie de ceux-ci refusa de s'y conformer.
Chacun agit selon sa fantaisie, ou son intérêt, et le projet des urbanistes bien pensants n'eut aucun succès et dut être complètement abandonné finalement.
Le joli boulevard ou la belle avenue que des rêveurs avaient projeté d'établir à la place de la route de l'Edough ne fut donc qu'une utopie de plus, et la route de l'Edough ne devint qu'une simple artère, sans beauté, ni cachet particulier.
La seule modification apportée à l'ancien état de chose fut que la " rue de l'Edough " remplaça la " Route " du même nom.
En 1894, en même temps que l'on plaçait le buste de l'infortuné Président de la République, assassiné à Lyon, à l'entrée du square qui venait de succéder à l'exposition, la rue de l'Edough devint la rue Sadi-Carnot.
Elle prit une telle importance que la rue de la Fontaine qui n'était pas encore l'avenue Garibaldi, passa au second plan.
Le Faubourg enjamba la rue de l'Edough et s'étendit légèrement vers l'est, sans dépasser, toujours, le lit du Zaffrania.
La rue Petit-jean qui aboutissait à la petite chapelle Sainte-Anne et qui portait le nom du propriétaire des terrains qu'elle desservait, autour de la Chapelle Sainte-Anne, devint la Burdeau du nom d'un président de la Chambre des Députés.
Puis, le Zaffrania fut recouvert, et le boulevard Alexandre Papier fit disparaître la barrière qui s'opposait à la continuité de l'extension du Faubourg vers l'est.
Le vieux pont de pierres disparut à son tour, comme conséquence de la couverture du Zaffrania, ce qui permit à l'entrée du Faubourg de devenir plus spacieuse et plus belle.
Les Colonnois n'avaient pas attendu ces heureuses transformations pour faire de leur Faubourg un lieu de distractions et de gaieté.
Il y avait des guinguettes accueillantes et nombreuses, et des cafés où l'on dansait souvent les samedis et les dimanches. Il y eut même un café chantant, un beuglant, comme on disait, sous une tonnelle dans la rue de l'Edough à l'angle de la rue Docteur Teddé. II y avait aussi des jeux de boules, un peu partout, à l'entrée du Faubourg, aux quatre chemins, et ailleurs. Il y avait surtout, la grande fête patronale du Faubourg qui attirait à la Colonne toute la population de la Ville. Tous les fêtards et les noceurs venaient danser, gambader, chanter et rire.
Sainte-Anne, la Patronne du Faubourg, à qui une petite chapelle, toute simple, avait été élevée sur le bord du Chemin de Ceinture, était devenue aussi populaire que Saint-Augustin l'avait été chez les tout premiers Bônois.
La fête de Sainte-Anne dépassa bien vite en éclat, et en popularité, celle de Saint-Augustin.
La Colonne avait aussi son poète, ou plutôt son chansonnier, car on sait qu'en France, tout se traduit ou finit par des chansons.
Ce poète s'appelait Luc et il était peintre en bâtiment et propriétaire d'immeubles à l'orée de la conduite d'eau. Il s'appelait Luc, coïncidence bizarre, comme Saint-Luc qui était peintre aussi, paraît-il. Mais l'évangile du Saint n'était pas le même que celui que prêchait le peintre colonnois.
Celui-ci était plus épicurien, et ne visait qu'aux plaisirs terrestres et matériels. Le Faubourg était son paradis. Ses refrains étaient populaires, ils chantaient la joie, le plaisir et l'agrément du Faubourg.
Le plus connu, celui que l'on entendait à tout bout de champ, à toute heure, et en n'importe quelle circonstance, était certainement celui-ci
" On s'en donne... "
" A la Colonne
" On s'en donne
" On s'en donne... "
C'était bien naïf, comme on voit ; les vers, certes, n'avaient rien de ceux de José Maria de Hérédia ou de Sully Prud'homme. Mais le peintre était plus heureux de les avoir écrits, qu'il n'avait dû être fier, dans sa jeunesse, de son premier coup de pinceau.
La Colonne Randon est aujourd'hui une vaste agglomération qui s'est rapprochée du centre de la Ville et s'est même confondue avec celle-ci.
Elle escalade les premières pentes de l'Edough, et va si loin, que les chacals qui venaient, au début de ce siècle, jusqu'au carrefour des quatre-chemins, troubler, par leurs cris hargneux, le sommeil des gens du quartier, n'osent plus quitter leurs broussailles.
Il y a tant de maisons nouvelles qu'il n'est plus possible de trouver un emplacement pour célébrer la fête annuelle de Sainte-Anne comme autrefois.
Finis donc les bals endiablés, et les flonflons des orchestres qui n'arrivaient pas à couvrir les coins-coins des " z'oies canards " et les appels des marchands forains.
Pour retrouver des bals en plein air, les amants de Terpsichore doivent désormais accomplir des dizaines de kilomètres sur les routes alentour de Bône.
Il est vrai qu'ils ont des automobiles...
La Colonne qui est toujours une réalité vivante, n'est plus la Colonne d'autrefois.
Ce sont bien toujours les mêmes quartiers peuplés, remuants et bruyants, mais il y manque les rires, les apostrophes et les lazzi d'autrefois.
II y manque aussi cette estime réciproque qui liait les uns aux autres, sans aucune considération de classe, tous les habitants du Faubourg, et donnait à cette collectivité un peu turbulente peut-être, l'aspect d'une grande famille.
Il y manque, surtout, cette vieille âme Bônoise qui paraissait avoir élu domicile dans ce Faubourg où le simple passant, le nouveau débarqué, l'étranger à la Ville, ne se sentait jamais chez lui et ne cherchait pas à s'y loger, tant il comprenait qu'il ne serait jamais qu'un intrus parmi ces vieux du pays.