LE MONUMENT AUX MORTS
BÔNE son Histoire, ses Histoires
Par Louis ARNAUD
Notre ville possédait un cachet d'élégance et de fraîcheur naturelle que pendant longtemps on s'était plu à lui conserver avec un soin jaloux.
Il émanait de tout son ensemble un tel charme, une si nette impression de grâce et d'aisance, que ses visiteurs l'avaient appelée : " Bône La Coquette".
Cette ville si bien parée, pour l'émerveillement de ses hôtes de passage, n'est plus aujourd'hui qu'une ville comme tant d'autres.
Le bruit et le mouvement font, chaque jour oublier davantage sa beauté naturelle et paisible qui la faisait aimer, sa beauté que, sous prétexte de progrès, on ne respecte plus aujourd'hui.
Etait-il, ce progrès, une raison suffisante pour justifier l'atteinte sacrilège portée à cet ensemble harmonieux que formait notre Cours avec ses immeubles somptueux et notre petite darse, vrai décor de théâtre, qui se rejoignaient naguère, sans aucune transition et s'ajoutaient si bien l'un à l'autre ?
Jérôme Bertagna, dans sa conception grandiose du nouveau port dont il a si âprement poursuivi la réalisation, avait projeté de transférer sur les quais neufs de la grande darse les Agences de Compagnies Maritimes attachées à notre port.
Il aurait voulu que notre vieille petite darse fut réservée aux seuls bâtiments à voile ou de plaisance et qu'en avant des quais, entre le plan d'eau et le Palais Consulaire, un autre Cours, complanté de palmiers, la longeât sur toute sa longueur.
Hélas, ce séduisant projet s'en fut à l'eau, dont il n'était pas loin, d'ailleurs, et les Agences des Compagnies Maritimes sont demeurées autour du vieux port.
Bien plus, la petite darse a été enclose dans un réseau de constructions uniformes, massives et inélégantes qui masquent complètement la mer et les bateaux.
Et, comme pour mettre le comble à ce décor, qu'on dirait inspiré par le plus pur cubisme, la disgracieuse Centrale électrique est venue, s'imposant inexorablement à la vue du passant le plus indifférent, masquer, à son tour, le coin de ciel bleu que l'on pouvait encore voir par-dessus les indésirables docks.
" Le ciel est par-dessus le toit si bleu, si calme... " ...avait pu dire Verlaine du fond de sa prison bruxelloise, un jour d'août 1873, les Bônois, qui sont libres et qui passent en se promenant devant le Palais Consulaire, n'ont même plus, dans sa pureté intégrale, le spectacle d'un éther infini qui conserve, toujours et malgré tout, sa sereine beauté.
Combien une forêt de mâts, quelques voiles tendues, flottantes ou repliées, des pavillons aux couleurs vives, claquant au vent, de la mer bleue dans les espaces et de jolis palmiers tout autour, tableau rêvé par le créateur du grand port, eussent été empreints de plus de poésie et se fussent mieux accordés avec le charme de la Ville, du moins de cette partie de la Ville, si proche de son joli Cours.
On avait toujours eu, en cette ville que la nature avait déjà si bien dotée, le sens de la mesure et de l'harmonie. Témoin, ce Cours, dont il vient d'être justement question, qui constitue la plus belle artère, le joyau de la Ville, pourrait-on dire.
L'Hôtel de Ville, superbe et majestueux, avait été construit, il y a quelque soixante-dix ans, alors que Bône ne comptait que vingt-cinq mille âmes à peine, pour compléter, en lui donnant plus de grandeur, l'ornement du Cours National, comme on l'appelait alors, dans la perspective duquel, il s'est trouvé parfaitement à sa place.
Ces grandes et belles maisons à arcades forment réellement avec lui un ensemble remarquable par le souci de l'élégance.
D'où vient qu'on ait perdu à Bône ce souci de l'élégance et de l'harmonie ?
Doit-on penser qu'autrefois les bâtisseurs de villes étaient plus conscients de leur responsabilité morale devant la postérité et qu'ils n'envisageaient que la pérennité de leur oeuvre sans songer à des profits plus immédiats et plus substantiels ?
Il est certain que, dès la fin de la première guerre mondiale, on a pu assister à une déchéance de la conscience morale qui est allée en s'accentuant chaque jour un peu plus.
Un désir excessif et urgent de richesse, un trop grand engouement pour une vie extérieure et tapageuse et un trop vif amour de l'argent sont devenus les véritables impératifs des moeurs nouvelles engendrées par des guerres abominables qui n'ont rien épargné, ni les corps, ni les coeurs, ni les moeurs, ni trop souvent, hélas, les consciences, elles-mêmes.
Si nos soldats avaient combattu et s'étaient sacrifiés pour la gloire, bien des civils, la guerre finie, entendaient, eux, ne pas travailler pour elle.
Les honneurs et les mandats publics n'ont plus été pour certains, que des degrés qui leur permettaient d'accéder à la fortune, tandis que l'intérêt général et le Bien public devenaient des expressions vides de sens réel peut-être, mais pleines de possibilités ou de promesses de profits personnels.
Il y eut, pour l'homme de la rue, des affairistes partout et des affaires louches dans tous les marchés d'entreprise ou de fournitures publiques.
Aucun de ces marchés, pour lui, n'était sans dessous, dessous de table, bien entendu, sans ristournes, ni pourcentages, ni tantièmes.
Et Marcel Pagnol, dans ce temps, débutait au Théâtre avec deux comédies, satires de ces moeurs nouvelles :
"Les Marchands de gloire " et " Topaze ", qui attiraient au théâtre des milliers de spectateurs dont aucun n'était offusqué par le cynisme et l'amoralité étalés par les " nouveaux messieurs ", mis en scène par celui qui devait être le benjamin de l'Académie Française.
Ce monument aux morts de la grande guerre qui surgit brusquement, et beaucoup trop orgueilleusement, devant le passager qui vient à peine de débarquer, est un sous produit de ces moeurs nouvelles.
Il est, au surplus, si près de notre Cours, comme un défi à la beauté, à l'art et au bon goût, tout simplement.
L'emplacement sur lequel il est érigé avait été judicieusement choisi.
Ce fond de palmes mobiles, disparues depuis lors, et, par delà, la perspective lointaine de la rue du 4 Septembre, pénible évocation d'une autre guerre, qui va finir juste à la porte de l'ancienne caserne des cavaliers du glorieux Yusuf, le Palais Consulaire d'un côté et de l'autre, le bel immeuble aux cariatides superbes qui porte la blessure que lui fit, en 1914, le premier obus de la Grande Guerre, sauvagement lancé par le cuirassé allemand " Breslau " sur une ville endormie, encore ignorante de la déclaration de guerre. Tout convenait admirablement au caractère de l'hommage que la ville entendait rendre à ses enfants morts pour la France.
Des sculpteurs réputés, Alaphilippe et Popineau, entre autres, avaient présenté, des projets parfaitement conçus adaptés au cadre choisi, qu'ils étaient venus étudier sur place.
Un inconnu, nommé Cartier, l'emporta sur eux.
Il fallait un sculpteur, c'est un charcutier que l'on élut.
Ce Cartier, en effet, n'était venu à l'Art qu'en passant par le lard. Il avait débuté dans la vie comme ouvrier charcutier et, c'est en modelant, pour son étalage, sous l'inspiration de St-Antoine, dans son saindoux professionnel, des animaux qui lui étaient familiers, qu'il avait fini par se trouver plus de goût pour la sculpture que pour la galantine et le cervelas. Et il était devenu sculpteur animalier. Mais cela n'aurait, certes, pas suffi pour le signaler à l'attention de l'édilité bônoise.
Ce qui lui fut plus utile, en l'occurrence, ce furent les travaux nécessités par l'installation de l'Hôtel Transatlantique dans les aîtres et les dépendances de l'ancienne villa Galtier sur le chemin de la Corniche.
Ces travaux importants avaient été confiés à un architecte et à un entrepreneur, tous deux membres influents de notre Conseil municipal, et le Directeur de l'Hôtel touristique en construction était le propre frère du sculpteur animalier que nul ne connaissait à Bône.
Le directeur, qui était aussi chef-cuisinier de l'Hôtel, étant demeuré dans la tradition familiale, connaissait le pouvoir bénéfique des bons repas sur les décisions humaines.
Et c'est ainsi, grâce à la délicatesse et la succulence de mets bien arrosés de vins capiteux, que l'architecte et l'entrepreneur entreprirent de démontrer qu'un sculpteur animalier tout à fait inconnu, était parfaitement qualifié pour glorifier par le marbre et le bronze le souvenir de nos morts de la Grande Guerre.
Le monument est banal, sans la moindre originalité, à peine digne d'orner une place de village.
Alger a le droit de s'enorgueillir du magnifique chef-d'oeuvre que le sculpteur Landowski a conçu pour honorer ses morts et qui embellit la perspective Laferrière.
Constantine a fait édifier un important monument sur un sommet escarpé qui domine la ville et l'espace immense qui s'étend à l'infini.
Et Philippeville, dont le Monument aux morts est remarquable.
Ces villes ont su faire pour célébrer la gloire de leurs héros, les sacrifices qui convenaient à leur rang, tandis que Bône, quatrième ville d'Algérie, a failli à son devoir et trahi son passé et son renom de coquetterie, d'élégance et de distinction. Le sculpteur, aussi, a commis des erreurs impardonnables pour un animalier surtout.
Son coq, sur l'étroit sommet de la stèle marche en chantant et son pas est si hardi qu'on dirait qu'il va tomber dans le vide, En outre, jamais, un coq n'a lancé son " cocorico " triomphant, autrement que dressé sur ses ergots et solidement campé sur le sol.
Chantecler, le dit lui-même à la scène III du deuxième acte de la célèbre pièce d'Edmond Rostand.
" Car toujours je me plante, au moment de chanter ".
Et ce Lion, qui grogne et semble tourner en rond dans une cage, n'a certainement pas la fière allure d'un Lion victorieux. Il fait un contraste par trop criant avec le coq qui chante fièrement à l'autre bout de la stèle.
Les deux cavaliers fougueux qui sont au revers du monument pourraient être aussi bien ailleurs. Ils n'ont en tout cas, aucune raison précise pour être là.
La seule partie du monument, vraiment émouvante est constituée par les dalles de marbre blanc sur lesquels un artisan bônois a, patiemment et religieusement, gravé les noms de tous les jeunes gens qui ont fait le sacrifice de leur vie pour défendre la Patrie.
L'inauguration de ce monument se fit sans faste excessif et sans enthousiasme.
Les tambours et les trompettes et la musique y étaient certes, car il fallait sonner " Au drapeau " et " Aux champs " et " Aux morts ", pour ces héros tombés au Champ d'honneur et jouer " La Marseillaise " pour la France.
Mais combien qui auraient dû être là, s'étaient abstenus de paraître.
La foule était silencieuse et recueillie, et triste. Elle ne pensait qu'aux morts, auxquels, enfin, on venait de rendre l'hommage qui leur était dû et qui avait été trop longtemps différé.
Ce monument baroque, véritable puzzle formé de morceaux divers assemblés sans Art et même sans rapport entre eux, avait déjà son histoire et ses histoires.
On connaissait les agapes fameuses qui avaient préludé à sa conception, les discussions âpres et passionnées qu'il avait suscitées au Conseil municipal et au sein du comité constitué pour son érection, les protestations unanimes élevées à son sujet par les Associations patriotiques d'anciens combattants, les tribulations des bas-reliefs, passe-partout, venant d'Italie, restée en souffrance trop longtemps sur nos quais et tant d'autres choses.
Mais on ne voulait penser, ce jour-là, qu'à tous ces jeunes gens qui avaient fait le sacrifice de leur vie pour que la France demeure, et les yeux voilés par les larmes ne voyaient pas le monument.