LA PÉPINIÈRE
BÔNE son Histoire, ses Histoires
Par Louis ARNAUD
En revenant de Saint-Cloud, on empruntait, sur la droite, un chemin bien ombragé qui tournait autour de la ville, pour aller rejoindre la route de Bône à Philippeville, au 4ème kilomètre, tout près d'une petite construction en ruine, bâtie à flanc de coteau, que l'on appelle encore la " Maison Crénelée ".
Ce chemin s'appelait alors le " Chemin de Ceinture ".
Il faut remonter au commandement du Général d'Uzer, c'est-à-dire tout au début de l'occupation française, pour trouver l'explication de la présence d'une maison crénelée en cet endroit.
La route de Philippeville, ou du moins ce qui en tenait lieu, était alors, la seule voie d'accès par laquelle les tribus rebelles et les pillards pouvaient venir attaquer les habitants de Bône et mettre leurs biens en péril.
Le Général avait donc organisé dans les parages de la ville, des postes avancés qui étaient tenus par des militaires dont la relève s'effectuait tous les huit jours.
Les maisons qui avaient été construites pour abriter ce détachement, étaient naturellement munies de créneaux permettant à leur occupants, au cas où ils auraient été surpris par les hordes ennemies et encerclés, de se défendre contre leurs assauts, en attendant l'arrivée de renforts.
Cette " Maison Crénelée " a dû servir à cet usage, ou tout au moins à des fins du même ordre, pendant de longues années encore après la pacification de la province, car la route de Bône à Jemmapes fut, de tout temps, dangereuse pour les voyageurs imprudents, presque toujours porteurs d'importantes sommes d'argent, destinées à leurs achats, ou provenant de leurs ventes.
Le " Chemin de Ceinture " après avoir traversé le faubourg de la Colonne Randon, prenait, pour les habitants de Bône, la dénomination de " Chemin de l'Orphelinat ", dénomination qui lui a été conservée dans le public.
Sa première partie qui va de la route du Fort Génois au Pont blanc est devenue le boulevard Mermoz en même temps qu'elle a perdu ses beaux et grands arbres.
Le chemin de ceinture constituait avec la route du Fort Gênois qui lui faisait suite, la plus agréable des promenades. La chaussée était spacieuse et toujours ombragée. Elle traversait une campagne verdoyante, et silencieuse où quelques rares maisons rustiques, sans style, dénonçaient seules, la présence d'agrestes habitants.
Aujourd'hui, le boulevard Mermoz et le boulevard Pétrolacci, qui ont pris la place du Chemin de Ceinture et de la route du Fort Génois, ne traversent plus la campagne verdoyante et n'ont plus d'ombrage. Le silence aussi a disparu, et des centaines de petites villas se pressent sur leurs bords, enlaidissant les lieux que seule la nature paraît autrefois de son charme.
Les automobiles, les autobus, et les bruits habituels de la ville en mouvement ont mis leur note désagréable et discordante dans cette atroce transformation des jolis paysages du temps de la " Douceur de Vivre ".
Le stade mouvementé et bruyant, a lui aussi, pris la place de la tranquille et silencieuse Pépinière dont les admirables platanes, les gros chênes et les palmiers ne sont plus que des souvenirs.
C'était un parc délicieux qu'abritaient ces grands arbres dont les feuilles s'agitaient sans cesse sous la brise marine venant du grand large par la trouée du Sémaphore.
Le mérite de sa création ne revenait pas aux autorités locales. La Pépinière avait fait partie du programme des premières réalisations agricoles prévues dans ce nouveau territoire inculte jusqu'alors.
La Pépinière, devait être un jardin d'essai à l'instar de celui d'Alger qui est une des plus belles curiosités de la Capitale algérienne.
Hélas il ne reste plus de notre pépinière que la maison de son directeur et l'allée qui y conduisait.
Cette allée partait de l'entrée principale où l'on voit aujourd'hui une grille que l'on ne ferme plus depuis longtemps.
Les massifs qui la bordaient, de chaque côté, étaient de véritables fouillis de verdure et de fleurs de toutes sortes.
Ils étaient séparés de l'allée par une haie de rosiers du Bengale taillés à un mètre de hauteur à la façon d'un mur aux arêtes vives et nettes.
Cette barrière de roses formait, par endroits des recoins sous des berceaux de chèvre feuilles de bignones ou de glycines où se cachaient des bancs de bois. En arrière, des palmiers mettaient leur note exotique dans cet amas de fleurs et d'arbustes de France, seringas et rosiers, aux parfums enivrants et subtils.
Tout près de la maison du Directeur, et sur la gauche, il y avait un parc où vivaient des cerfs et des gazelles du pays qui faisaient la joie des enfants. Il y eut même autrefois un lion qui avait été capturé tout jeune, dans les environs de Bône.
L'allée centrale se divisait alors en deux pour entourer la maison et se reformait aussitôt après l'avoir dépassée.
Mais c'était un tout autre spectacle, plus vaste et plus grandiose.
C'était une allée superbe et large, bordée par d'imposants platanes, aux troncs énormes, qui tamisaient les rayons du soleil et laissaient courir la brise marine venant du nord.
Des pelouses de gazon s'offraient aux joyeux ébats des enfants en arrière de ces grands arbres.
Après ces pelouses, d'autres plantations, entourées d'une clôture de fusains taillés, parachevaient agréablement le décor.
Il y avait là, encore, dans ces enclos de verdure, tous les spécimens des espèces qu'autrefois la Pépinière offrait pour le peuplement des jardins et des routes, car c'était, là, le véritable but de cette création gouvernementale.
La Pépinière, comme le jardin d'essai d'Alger, avait été fondée pour réunir toutes les essences et espèces d'arbres, d'arbustes et de plantes susceptibles de vivre sur le sol et dans le climat algériens.
La Pépinière a joué un grand rôle dans la reconstitution de la région bônoise qui avait été tout particulièrement dévastée et ruinée avant la venue des Français.
Dans le journal de Bône, " La Seybouse ", du 14 octobre 1846, paraissait une liste des " arbres et arbrisseaux susceptibles d'être livrés par " la Pépinière du Gouvernement pendant la saison 1846-1847 " qui donne la mesure de l'oeuvre entreprise par le Gouvernement général, pour favoriser l'essor de l'agriculture et de l'horticulture dans la région bônoise.
Plus de quatre mille jeunes arbres fruitiers greffés.
Poiriers, pommiers, pêchers, cerisiers, pruniers, noyers, figuiers, greffés de deux ans également, sont déclarés disponibles et offerts au public.
De même, dix mille peupliers de la Caroline, de deux ans d'âge, et dix mille arbustes à fleurs, ou d'ornements, tels que : acacias, lilas, arbres de Judée, saules pleureurs, sophoras du Japon, des ormes, des mûriers, des peupliers d'Italie, et enfin une large nomenclature de plantes et d'arbrisseaux d'agrément groupant près de trois mille sujets parmi lesquels des alisiers, des balisiers, des saulanums, des daturas.
A côté de cet organisme administratif, une société d'agriculture, d'inspiration tout à fait locale, avait été formée dans la ville, sous la présidence du Docteur Moreau véritable apôtre de la colonisation française en ce pays, qui secondait de façon très active et très intelligente, les efforts de l'Administration. C'est sur son initiative qu'eut lieu la première exposition agricole dans les bâtiments de la Pépinière (bâtiments et terrains qui ont servi, en partie tout au moins, à l'installation du court de tennis et ses dépendances, et de la Régie des tabacs).
Ces locaux avaient aussi abrité une magnanerie gouvernementale qui fonctionna pendant assez longtemps.
Le climat de la région, comme celui de la Provence, était particulièrement propice à cette industrie, et les plantations de mûriers convenaient parfaitement à son sol.
Ces arbres eurent alors la grande vogue dans l'agriculture du pays. Il y eut des mûriers partout : des chemins en étaient bordés et même, la partie des allées qui jouxtait le petit square de l'église, où fut créé plus tard, le jardin de l'hôtel de ville, était complantée de mûriers dont les troncs droits surmontés de la masse verte de leurs feuilles formaient un ensemble bien agréable à voir.
A l'entrée de la magnanerie de la Pépinière il y avait deux grands cèdres, si grands et si majestueux qu'ils devaient faire rêver les jeunes écoliers à qui l'on avait appris que Bernard de Jussieu avait rapporté du Liban un arbre de cette espèce dans son chapeau.
Une autre allée de jolis palmiers, tous pareils, coupait perpendiculairement la grande allée aux platanes, juste en son milieu. A l'un des angles que formait ce croisement, il y avait un puits dont la noria était actionnée par un moteur aérien. Le puits et la noria étaient comme enfouis sous d'épais buissons de roses et, sur la haute armature métallique de l'aéromoteur, grimpait jusqu'au sommet, jusque dans la nue, la Reine des jardins, comme si elle avait voulu mieux planer sur ses soeurs, les autres fleurs, et traiter d'égal à égal avec le Roi des forêts, un chêne majestueux, qui lui faisait presque face.
De cette noria fleurie, l'allée des palmiers, à gauche, s'en allait rejoindre la traverse qui reliait la route du Fort Génois (rue Marcel Vigo) et le chemin de Ceinture (avenue Mermoz).
Dans cette traverse se trouvait la folie maison de l'entreposeur des tabacs, dont le style mauresque s'harmonisait parfaitement avec la végétation exotique qui l'entourait.
Il y avait, en arrière des palmiers qui bordaient l'allée, en un harmonieux désordre, toutes sortes d'arbustes : des phoenix échevelés, des kentias élégants, mais peu soignés, et des sabals énormes dont les lourdes palmes retombaient jusqu'au sol broussailleux, et, plus loin, entourant un bassin aux bords de granit, des touffes de bambous noirs voisinant avec des arbrisseaux étiques et divers se réfléchissaient ensemble dans l'eau immobile, comme en un grand miroir.
La grande allée centrale, toute bordée de platanes, qui aboutissait à l'entrée du cimetière, commençait aussi, derrière la maison du Directeur, par un tombeau.
C'était un sarcophage romain, qu'en 1867, le Général Faidherbe, nouveau commandant de la Subdivision de Bône, avait offert à l'Académie d'Hippone qui venait de le choisir comme président.
Ce sarcophage, dont les sculptures presque intactes représentaient un combat d'amazones, provenait de la région souk-ahrassienne où le Général l'avait découvert. Venait-il de Thagaste ou de Madaure ? On ne sait
Il n'en a pas moins été transporté à Hippone.
Ce parc admirable a été impitoyablement détruit pour taire place à un stade.
La Régie des tabacs et la jolie villa mauresque, affectée au logement de l'entreposeur, construites aux environs de 1890, dans ses emprises, n'avait porté aucune atteinte à sa beauté, car le style des bâtiments et l'élégance orientale de la villa, entourée de phoenix, de sabals et de chamérops, convenaient bien au caractère quelque peu exotique de ce coin d'Algérie qui commençait à s'européaniser.
Après la Pépinière, le Chemin de Ceinture, tout bordé de frênes et " d'arbres de carmousses ", allait paresseusement vers les " Quatre-Chemins " et l'Orphelinat. Il allait, entre de bien rares villas, dont le nombre a centuplé depuis, qui serrent de près, au point qu'on ne la voit plus, la petite et bien humble chapelle Ste Anne, que vénéraient tout particulièrement, les vieux Colonnois.
Avant la modeste chapelle, il avait laissé, sur sa droite, la promenade des Béni-Ramassés et de l'Oued-Kouba qui n'avait pas la moindre habitation sur ses bords, pendant tout son parcours qui venait finir, en beauté, sur la mer tout près de la plage Chapuis.
C'était une promenade charmante, et surtout, pour nous, enfants, des plus divertissantes, à cause de petits yaouleds qui attendaient sur le bord de la route le passage des voitures du dimanche.
Ils étaient là, trente ou quarante qui se précipitaient à la suite de celles-ci en scandant sur l'air des " Lampions " : " Un sou M'sieur ", " donne un sou ", " Attiné sourdi, M'sieur... ", et cette escorte sautillante et gambadante suivait implacablement les promeneurs assourdis par leurs cris, jusqu'à ce que l'un d'eux se décidât à jeter dans leur direction, le sou si tapageusement réclamé.
C'était alors un joli spectacle, le clou de l'attraction...
Ces quarante petits gamins, dont le plus âgé n'avait pas sept ans, se précipitaient, tous ensemble, vers la petite pièce de monnaie qui roulait vers la pente, avant de s'aplatir dans la poussière et ce n'était plus qu'un monstrueux amas de corps, bras et jambes qui s'accrochaient entre eux ou se repoussaient pour arriver jusqu'à la minuscule piécette.
Cela durait assez longtemps parfois, mais dès qu'apparaissait une autre voiture, le groupe qui se roulait dans la poussière se disloquait et la sérénade reprenait inlassablement : " Donne un sou M'sieur, donne un sou, Attiné sourdi "...
Le Lycée Saint-Augustin a remplacé le Séminaire du même nom depuis 1905 dont les alentours désertiques, complètement submergés l'hiver, par les eaux de pluie, où coassaient les grenouilles et croissaient les joncs sont aujourd'hui occupés par de jolies petites villas qui forment le quartier de l'Etoile.
Un petit oued, le " Zaffrania ", qui charriait les eaux de pluie des Béni-Ramassés et des derniers contreforts de l'Edough jusqu'à la Boudjima, passait à travers les terrains submergés l'hiver.
Cet oued, que longeait un étroit sentier, seulement utilisé par les habitants des Béni-Ramassés, a disparu. Il a été canalisé et recouvert par de la maçonnerie qui a permis l'établissement du boulevard Alexandre Papier.
Alexandre Papier, entreposeur des tabacs, était un homme d'une érudition remarquable. Il fut Président de l'Académie d'Hippone, dix ans après le Général Faidherbe, et le demeura pendant vingt-neuf ans consécutifs. Ses " Lettres sur Hippone " constituent une documentation très savante et très utile pour l'histoire de notre ville et de sa région.
Il avait épousé la fille du Colonel Marengo qui fut inspecteur des milices en Algérie.
Ce Colonel s'appelait, en réalité, Capone ou Capon, et il avait été contraint d'abandonner ce patronyme pour prendre celui de Marengo dans les conditions glorieuses que voici
Au soir de la bataille de Marengo, en 1800, le Général Bonaparte avait fait appeler le grenadier Capone qui lui avait été signalé pour sa bravoure et qu'il tenait à féliciter lui-même.
Le Général désagréablement surpris par le nom immérité que portait ce valeureux soldat, ordonna que le nom de la victoire à laquelle il venait de participer si brillamment, remplacerait désormais le nom de Capon.
J'ai moi-même entendu rapporter cette anecdote par la fille du Colonel qui, quoique très simple, de manières et de mise, exigeait qu'on l'appelât Papier-Marengo.
Le large boulevard qui suit servilement les méandres de l'Oued Zaffrania est aujourd'hui l'une des plus belles artères de notre banlieue et les élèves qui l'empruntent pour aller au Lycée Saint-Augustin ignorent certainement qu'il y a cinquante ans à peine, il n'y avait à sa place, qu'un mauvais ravin infesté de moustiques et que nulle maison ne se trouvait sur ses bords.