ma jeunesse a la colonne randon

Les deux Théatres

 



 
Par Louis ARNAUD

 

     Des le début de l'occupation française, les autorités locales s'étaient ingéniées - c'est bien le mot - à organiser des divertissements susceptibles de rendre le séjour moins pénible pour les habitants et surtout pour les jeunes fonctionnaires qu'il fallait essayer de retenir dans ce pays.
          Naturellement, ce fut l'installation d'un théâtre qu'en tout premier lieu, on s'efforça de réaliser.
          Car le théâtre fait naître le rêve et l'illusion qui chassent le spleen et l'ennui.
          Dans une mauvaise rue étroite et mal aérée on avait fini par trouver un local pouvant servir, tant bien que mal, plutôt mal que bien, à donner le drame et la comédie et même l'opéra.
          Des artistes italiens et français qui circulaient alors dans ce qu'on appelait " Les Possessions françaises en Afrique ", entre Alger, Oran, Philippeville et Bône, vinrent tour à tour, occuper la scène, ou plutôt les tréteaux du théâtre (??) de Bône.
          Pour se faire une idée de la salle affectée aux représentations, il parait suffisant de reproduire ces quelques lignes d'une chronique théâtrale du journal de Bône " La Seybouse ", en l'année 1846 :
          " Quel plaisir trouvez-vous dans une salle aussi bien " disposée pour que les spectateurs y soient étouffés par " la chaleur, pour ne laisser ni voir, ni entendre ".
          La critique de " La Seybouse " était comme le soldat de Racine qui savait mal farder la vérité.
          Il est vrai que cette outrance et cette ironie qui n'auraient pu que décourager le public, étaient, sans doute, une manifestation du désir ardent qu'avaient les Bônois de l'époque de posséder un théâtre digne de ce nom.
          Car la construction d'une Eglise venait d'être décidée et mise en adjudication, et sur l'avenue, au bout de laquelle elle allait se trouver, il y avait bien aussi place pour un théâtre.
          Malgré l'exiguïté et l'incommodité du local, les représentations théâtrales se poursuivaient pendant toute l'année, aussi bien en été qu'en hiver, et les spectateurs étaient toujours nombreux.
          Les programmes publiés à l'époque, nous apprennent que les artistes italiens y jouaient : " Hernani - La Norma - Lucrèce Borgia - Scaramuccia, et même " La Favorite " dans la traduction française.
          La troupe française, dont les représentations alternaient avec celles des artistes italiens, donnait de son côté, la comédie et le drame, tel, " La Tour de Nesle ", le célèbre et populaire drame historique à grand effet d'Alexandre Dumas Père, qui, depuis dix ans qu'il était créé, n'avait cessé de remporter à Paris le plus grand succès. Alexandre Dumas, coïncidence tout à fait inattendue, se trouva de passage à Bône en cette année 1846, revenant de Madrid où il avait assisté au mariage du Duc de Montpensier, alors que les acteurs français allaient justement interpréter, dans le mauvais théâtre que l'on sait, son drame auquel les Parisiens avaient fait un accueil triomphal.
          Dix ans après, le 26 avril 1856, le théâtre de Bône construit sur les plans de l'architecte communal, M. Gonssolin père, était inauguré officiellement.
          Quelques jours avant, le 12 avril, le Général Chabaud-Latour, commandant la Division avait autorisé l'ouverture d'une nouvelle porte dans les remparts, exactement en face du nouveau théâtre, au bas de la rue Saint-Augustin.
          Cette porte que les indigènes appelèrent tout simplement Bab-El-Jdida (Porte Nouvelle), les Français la dénommèrent porte Saint-Augustin.
          Pour amener la Municipalité et les Pouvoirs publics à construire le théâtre à l'endroit qu'il occupe encore, un riche propriétaire, M. Seyman, avait offert gratuitement à la Ville, le terrain nécessaire à son édification.
          Ainsi, la nouvelle Eglise inaugurée en 1852, et le théâtre, achevé quatre ans après, ont forcé la main aux dirigeants bônois qui n'avaient pas encore su décider si la nouvelle Ville future s'étendrait vers le Lever de l'aurore ou la mer, ou bien si malgré les marais, elle reculerait ses remparts vers la plaine.
          Ce n'est qu'en 1867, que la question fut officiellement résolue, mais elle l'était virtuellement depuis la construction de l'Eglise.
          La limite de l'enceinte fut reportée plus à l'ouest, et l'Eglise et le théâtre se trouvèrent ainsi en pleine ville, au lieu d'être, comme ils l'étaient depuis plus de dix ans, en dehors de l'enceinte.
          Le nouveau théâtre n'était pas un monument bien élégant, et ses lignes extérieures manquaient de grâce et de goût artistique.

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Le Théâtre (Gravure ancienne)
         Mais l'intérieur était coquet et joliment décoré.
          La grande fresque du frontispice qui surmontait la façade, " Apollon enfourchant Pégase pour parvenir à l'olympe ", comme toute la décoration de la salle était due à un peintre devenu Bônois par adoption qui portait un grand nom de la peinture française. Il se nommait Abel de Pujol tout comme le grand artiste né à Valenciennes en 1785, 1er grand prix de Rome en 1811 et membre de l'Institut.
          Les fresques et le plafond du peintre bônois Abel de Pujol, s'imposèrent, pendant un demi-siècle, à l'admiration des spectateurs. Puis, Charles Gadan, peintre de la campagne bônoise, dont le buste est au square Randon, refit, un beau jour, un magnifique plafond, tout rempli d'anges et de lumières et rajeunit la décoration des lambris et des balcons de la salle. Seule, la grande fresque de la façade subsista jusqu'à la démolition de ce théâtre que les Bônois d'il y a un siècle avaient tant désiré et dont ils étaient si fiers, pour ses qualités d'acoustique unanimement reconnues et appréciées, sa coquetterie intérieure et son foyer amical et confortable.

          Ce théâtre avait vécu 95 ans, tout près d'un siècle.

          Il y avait, en même temps, un autre théâtre, un autre vrai théâtre...
          " Le théâtre Tassy ", ainsi l'appelait-on du nom de celui, artiste de théâtre ou de café-concert, qui avait eu l'idée de le créer, s'élevait à l'extrémité de la rue Bugeaud, tout près de la porte Randon.
          C'était une bien jolie bâtisse en maçonnerie légère, dont la façade élégante aux dimensions relativement imposantes avait tout à fait l'aspect qui convenait à sa destination.
          Les angles de l'immeuble et les encadrements des ouvertures étaient faits de briques rouges soigneusement ordonnées qui tranchaient, sans violence, sur le fond rosé des murs.
          L'ensemble, par les proportions, le style et les couleurs témoignait d'un goût architectural parfait.
          Il est encore facile de se rendre compte des dimensions de la construction, car les murs extérieurs sont toujours debout.
          Ils joignent actuellement la grande école primaire, ancienne école des Frères de la Doctrine chrétienne, que l'on appelle " Ecole Vaccaro " parce que l'immeuble avait été construit pour servir à cette dernière destination, par l'entrepreneur du port de Bône, du même nom.
          L'école des Frères n'est venue là que bien longtemps après la fermeture du théâtre qui, isolé, avait fort belle allure.
          A l'intérieur tout était aussi coquet qu'au dehors la salle était artistement décorée, avec un goût très sûr.
          Il y avait, comme dans tous les théâtres, des parterres et des fauteuils d'orchestre, des baignoires, des loges et des galeries, et aussi, comme il se doit, un paradis, ou un poulailler, comme on voudra appeler ces places, tout en haut de la salle, que le vrai peuple se réserve, d'où il domine les artistes et les spectateurs et d'où peuvent venir aussi bien des tempêtes de bravos, d'acclamations, de sifflets, de huées ou des trombes de trognons de choux et de tomates trop mûres.
          Naturellement aussi, il y avait une scène, mais une scène qui savait s'effacer, en même temps que les fauteuils d'orchestre et les parterres disparaissaient, pour faire place à une piste de cirque où les chevaux, sous le fouet de M. Loyal, venaient faire de la Haute école ou un pas espagnol, et les clowns, leurs pitreries et leurs cabrioles.
          Tassy, le père Tassy, était un homme de métier, il avait été acteur lui-même, et il avait dirigé un café-concert, au début du Faubourg de la Colonne Randon tout près de la villa Mariani, sous une grande treille garnie de chèvrefeuilles et de bignones.
          Le théâtre qu'il avait eu l'idée de fonder, ne jouait que l'opérette et le drame, toutes pièces parfaitement à la portée des gens du faubourg et des ouvriers, qui, chaque fin de semaine, descendaient à Bône, les poches garnies d'argent et l'esprit en fête, de la mine du Mokta.
          Je me rappelle, tout enfant car j'étais de la Colonne, avoir assisté à une représentation de " La Mascotte " d'Audran,
          La salle était comble pour entendre la première chanteuse d'opérette, Madame Matz-Ferrare, dans le rôle de Bettina.
          C'était la première fois que l'on me menait dans une salle de théâtre. J'étais émerveillé, et quand Je m'endormis après le spectacle, les " glous-glous " de Bettina et les " bè... es " de son amoureux, résonnaient encore à mes oreilles.
          La Matz-Ferrare a certainement fait courir tout Bône au théâtre Tassy.
          La ville comptait, à ce moment-là, trente mille habitants à peine, et il y avait deux théâtres.
          Le théâtre Tassy mourut de sa belle mort, sans bruit, et sans sursaut, lorsque son directeur n'eut plus la force, ni l'argent, pour continuer à le mener vers le succès.
          Peut-être son exploitation finit-elle par une faillite ? Je ne saurais le dire. Ce qui est vrai, c'est que par la suite, la grande salle de spectacle servit de cave, ou plus exactement, comme on disait alors, de chai à vin, pendant quelque temps, sans que la façade aux attributs lyriques fut le moins du monde modifiée.
          Puis, ce fut un entrepôt de céréales et de farines, et enfin, changeant de forme et d'aspect extérieur, le local fut occupé par un important garage.
          Ce garage, à son tour, vient de céder la place à un Monoprix qui est la forme la plus moderne du Progrès dans le commerce de l'alimentation.
          Sic Transit...
          Il ne reste plus pour rappeler le souvenir de ce joli petit théâtre, que la ruelle qui le longeait, et qui s'appelle encore " Rue Tassy ", ainsi que le populaire l'avait dénommée.

 

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