ma jeunesse a la colonne randon

La Rue et ses Gens

 

 

Par Louis Arnaud

 

 Où sont nos rues d'autrefois ?
          Nos rues calmes et paisibles, où le piéton, s'il n'était pas roi, jouissait du moins de toutes les libertés et de bien des privilèges.
          Les voitures étaient peu nombreuses, et la vitesse était loin d'être le rythme habituel de leur allure.
          On pouvait traverser la chaussée en tous points et en toute sécurité.
          Le passant circulait sans hâte. Il avait tout le temps d'assister aux cent petits spectacles, divers et variés, qu'offrait toujours une rue méditerranéenne.
          Car, dans nos pays, plus que dans les régions septentrionales, la vie des habitants avait la rue pour cadre.
          Toutes les individualités de la Ville défilaient sur ces trottoirs qui ne servent plus aujourd'hui qu'à des gens affairés et pressés, et qui sont interdits aux flâneurs et aux oisifs.
          La rue était le creuset où venaient se rejoindre toutes les classes de la population de la Ville.
          L'automobile a modifié tout cela.
          Les pauvres petits métiers ambulants d'autrefois ont été définitivement bannis des lieux dont ils étaient presque parties intégrantes.
          Le rémouleur qui venait avec sa grande roue à pédale jusque devant la porte des ménagères pour aiguiser leurs couteaux, le vitrier portant son attirail qui passait en criant : " Encore un carreau de cassé, v'la le vitrier qui passe... " ; Le raccommodeur de parapluies, de porcelaine, le rempailleur de chaises, qui s'installaient sur le trottoir pour faire la besogne qu'on leur confiait ; les tondeurs de chiens, aux cheveux abondants noirs et crépus, et aux rouflaquettes sales et broussailleuses qui faisaient penser à ce proverbe qui veut que les cordonniers soient toujours les plus mal chaussés ; tous ces métiers mineurs participaient à la vie quotidienne de la rue d'autrefois, et constituaient une partie de son décor familier.
          La rue était leur domaine.
          Les automobiles les ont fait circuler, et les ont chassés, bien mieux et plus sûrement, que n'avait pu le faire de Crainquebille, l'agent qui s'était cru outragé par le cri de " Mort aux vaches " que n'avait pas poussé le malheureux marchand de quatre-saisons.

          C'est dans la rue que l'on rencontrait, jadis, tous ces personnages, plus ou moins burlesque, pauvres hères ou miséreux fantaisistes, qui faisaient la joie du peuple qui les avaient lui-même, dénommés : Dandalon, Amalou-Babé, Henri Bondieu, Badinguet, Marie l'Absinthe, Carloutche, Dio Bône, Pichlou et que sais-je encore ?
          Chacun avait sa manière et son indicatif.

          Dandalon était aimable et souriant, surtout fier de ses multiples décorations aux rubans tricolores qui ornaient sa poitrine étroite. Il les avait gagnées en retirant de l'eau des personnages en passe de se noyer, à proximité de sa demeure. Il logeait alors dans une vieille baraque, sur le vieux chemin de l'avant port, à deux pas de la mer.
          Il gagnait sa vie honnêtement en vendant des cacahuètes, des fèves et des pois chiches grillés. Les enfants, en promenade avec leurs parents, qui constituaient l'essentiel de sa clientèle, l'aimaient et ils étaient heureux de répéter son nom : " Dandalon ! Dandalon ! " qui sonnait comme le carillon d'une cloche d'Eglise.

          Amalou-Babé, exerçait la profession de manoeuvre maçon, c'était un tout petit homme, mais solide, vigoureux et alerte. Son allure était naturellement comique, mais il avait eu le tort d'utiliser ce travers en s'embauchant dans un cirque de passage dans la ville. Cela avait excité l'esprit taquin et suscité la verve railleuse des enfants qui ne manquaient jamais, lorsqu'ils le rencontraient, de le saluer en scandant sur l'air des lampions : " Amalou-Babé ! Amalou-Babé ".

          Le petit bonhomme, qui était d'humour coléreuse, entrait chaque fois, dans des rages folles. Alors sa colère et sa mimique hargneuse avaient le don de faire redoubler l'agressivité des enfants et de provoquer les rires fous des spectateurs.

          Henri Bondieu n'était guère qu'un ancien tirailleur en retraite, bon zigue, qui imitait, avec virtuosité, et d'une voix sonore, toutes les sonneries militaires et qui ne buvait les nombreux verres d'absinthe qu'on lui payait que pour se redonner de la voix.

          Badinguet n'avait d'impérial que ce surnom. Une petite barbiche aux poils rares semblait en être la cause. Mais, lui, n'avait jamais capitulé, du moins devant un comptoir.

          Et Marie l'Absinthe dont le seul surnom disait tout d'elle ;
          Et Carloutche, qui allait en zigzaguant dans le milieu des rues qui n'étaient pas assez larges pour lui en répétant inlassablement : " Eviva Bartagna " ;
          Tandis que Dio Bône, aveugle sympathique et accordeur de pianos expert, clamait, le soir lorsqu'il avait trop adoré Bacchus, de sincères et vibrants : " Vive Marchis ! Dio Bône ! "

          Quant à Pichlou, ce n'était qu'un simple d'esprit au surnom ridicule et à l'air ahuri.
          Mais ce n'était pas, là, toute la faune de nos rues. Il y avait aussi des politiciens, radoteurs et verbeux, des poètes et littérateurs errants et vagabonds et de bons et honnêtes travailleurs, aimés et respectés.

          C'était d'abord le Père Bocquet, vieil original, candidat éternel à toutes les élections, dans le genre du Parisien Ferdinand Lop.
          Le Père Bocquet était un très grand vieillard, maigre et barbu, qui demeurait dans une petite maison sur la route de Guelma, (Avenue de la Marne). De quoi vivait-il ? Peut-être avait-il des revenus, car il n'exerçait aucune profession, ou métier ?
          Il s'intéressait à tous les événements de la Politique, qu'il commentait toujours avec verbosité et toujours sur la place publique.
          Il faisait de longs discours, juché sur une chaise, empruntée au café voisin. Pour amener les auditeurs et les rassembler autour de lui, il avait une grosse cloche avec manche de bois qu'il agitait avec force, frénésie et conviction.

          Après le Père Bocquet, politicien bavard, intelligent et sincère, la rue eut son poète, Jules Bonnefon, intellectuel lettré et sympathique, rédacteur en chef de la " Comète ", qu'il rédigeait seul, et qu'il vendait lui-même. La " Comète " avait succédé au " Farfadet ", premier journal de ce poète ambulatoire.
          Il était aussi grand que le Père Bocquet, mince comme lui, mais plus jeune.
          Jules Bonnefon était un ancien séminariste qui avait vraiment des lettres, en même temps que la certitude qu'il était quelqu'un.
          C'était un marcheur infatigable. J'ai eu l'occasion de le rencontrer un jour de l'année 1904, à Aix-en-Provence, sur le Cours Mirabeau.
          Il venait de Marseille, et se rendait à pied, à Lyon, sa ville natale, en vendant, sur son parcours, des exemplaires de ses oeuvres pour pourvoir à ses frais de nourriture et de logement quotidiens. A Bône, il eut un match fameux autour du Cours luttant contre un coureur cycliste. Il avait des jambes immenses, et ne fut battu que très honorablement. Cette performance ne fut jamais renouvelée par aucun autre coureur pédestre.

          La Ville, en ce temps-là, était bien pauvrement éclairée par le gaz de l'Usine de la rue Salvator Coll. Les appliques placées contre les maisons et les lampadaires de fonte qui étaient autour du Cours étaient inesthétiques, sans aucune élégance.
          Ces choses étaient entrées cependant dans le folklore bônois, à cause de la silhouette familière de " Chouchène " qui était leur allumeur et que l'on appelait communément le " Négro du Gaz ".
          C'était un beau nègre, grand, élancé, et toujours aimable et souriant.
          Il était droit comme un I, et sa longue perche au bout de laquelle brillait la petite lampe servant à l'allumage des réverbères, semblait le prolonger dans le ciel sombre.
          Quand il courait, - car il courait toujours, sans jamais s'arrêter un seul instant dans sa ronde éclairante - la petite lueur dansante qui courait avec lui, dans la nuit, au sommet de son bâton, le faisait prendre pour un voleur fuyant après avoir dérobé dans le ciel, comme Prométhée l'avait fait au soleil, un morceau d'étoile pour servir à allumer les réverbères de la Ville.
          Ce nègre, dans la nuit... personne ne l'aurait vu peut-être, sans ce point lumineux, sautillant au-dessus de sa tête qui signalait son passage.
          A chaque réverbère, il ne s'arrêtait que l'espace d'une seconde. D'un geste rapide et précis, il rabattait, avec l'extrémité de son bâton, la manette qui libérait le gaz, et approchant la petite flamme vacillante, il faisait jaillir la lumière.
          Pour un nègre, faire la clarté, c'était presque un comble.
          Puis le brave Chouchène, c'est ainsi qu'il se nommait, repartait, en courant toujours inlassablement, à la rencontre d'un autre bec de gaz... sur lequel il ne tombait jamais.
          Le Négro du Gaz était un des acteurs les plus vivants et les plus populaires des scènes de notre rue d'autrefois, lorsque la nuit venait.
          Le siècle de l'électricité et de l'auto est venu, et le Négro du Gaz a disparu dans les ténèbres et, plus encore, le brave Chouchène est mort, un jour de l'année 1924, écrasé par une auto, au moment même où il sortait de l'Usine des Lauriers-Roses pour aller allumer les derniers réverbères de la Ville qui, très peu de temps après, allait être éclairée à l'électricité entièrement.

          " Ceci tuera cela "... avait dit Claude Frollo de Notre-Dame de Paris.

          Combien de personnages divers, presque tous aimés du public animaient encore journellement ces rues pleines de poussière, de mouches et de soleil et de cris assourdissants et baroques souvent.
          La rue calme et silencieuse du siècle dernier avec sa poussière ou sa boue, et ses crottins étalés au beau milieu de la chaussée, avait tout de même son charme et son attrait.
          Les chevaux, de leur trot lent et cadencé, semblaient battre la mesure du temps, et les mouches qui troublaient la diaphanéité de l'atmosphère, agaçaient les chevaux qui remuaient nerveusement leur queue pour les chasser. Mais les mouches demeuraient, sans doute, pour continuer à mettre un peu de vie et de mouvement dans ce calme et ce silence.
          C'était la belle époque, l'époque de la liberté, de la vie sans contrainte, et sans préjugés, l'époque de la douceur de vivre.

          Aujourd'hui, la rue est disciplinée, militarisée, systématisée, les agents sont sévères, et les automobiles envahissantes et dangereuses.
          Il y a des autos bigarrées rapides et nombreuses, des poteaux et des disques rouge ou bleu, avec de gros traits blancs. Il y a des feux vert et rouge qui s'allument et s'éteignent alternativement...
          Mais toutes ces couleurs, sont bien moins vivantes et moins sympathiques, que la couleur locale de jadis...

 

 

 

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