ma jeunesse a la colonne randon

Concours musical

 

 

                

                                               LE GRAND CONCOURS MUSICAL DE 1902

                                                                                                                                                     BÔNE son Histoire, ses Histoires

                                                                                                            Par Louis ARNAUD



          La musique est un bien bel art...
          Cet aphorisme constitue une vérité élémentaire que nul à Bône ne saurait contredire.
          Rousseau et Mme de Staël qui ont aimé la musique et écrit sur elle, ne l'ont jamais séparée de la poésie. Ils prétendaient qu'elle lui prêtait son charme et lui donnait quelque chose d'humain.
          Les anciens, d'ailleurs, avaient fait d'Euterpe la Muse de la musique et de la poésie à la fois.
          A Bône où tout dans la nature est harmonie et poésie : ciel, mer, montagnes, plaines, climat, il eut été impossible de ne pas aimer la musique.
          Dès les premiers temps de l'occupation, on allait en foule entendre l'Opéra dans une salle trop étroite et totalement dépourvue d'acoustique, de confort, et même d'air l'été.
          Puis, alors que les Allées étaient encore en dehors de l'enceinte, les musiques militaires de la garnison donnaient tous les dimanches des concerts sur cette promenade improvisée. La population tout entière venait écouter les musiciens de France avec autant de ferveur que de religion.
          En 1861, un dimanche de juin, c'était la musique du 58ème de Ligne qui exécutait le programme suivant que nous avons eu l'occasion de retrouver dans un numéro du journal local " La Seybouse " de l'époque :
          - Le Grondeur, pas redoublés (Gurtner).
          - Ouverture du Domino Noir (Auber).
          - Mosaïque sur la Norma (Beligny).
          - Hélène, grande valse (Bousquet).
          - Mosaïque sur Lucie de Lamermoor (Donizetti).
          - La Petite Clochette, polka (Berr).
          Tandis qu'à la messe de ce même dimanche de juin 61, la même musique militaire faisait entendre une Mosaïque sur le Pré-au-Clercs de Hérold, et un morceau d'élévation, de Meyerbeer.
          Un autre numéro de " La Seybouse " nous permet de reproduire un autre programme de morceaux exécutés, dans les mêmes conditions en juin 1864, trois ans plus tard, mais, cette fois, par la musique du 4ème de ligne :
          - Pas redoublés (Doering).
          - Ouverture de la Dame Blanche (Boieldieu).
          - Mosaïque sur Zampa (Hérold).
          - Grande Valse (Gungli).
          - Fantaisie de la Fiancée (Auber).
          - Coucou-Cricri (Harzop).
          Les habitants suivaient assidûment ces concerts dominicaux qui satisfaisaient leur goût musical et qui leur créaient, au surplus, une occasion de se rencontrer.
          Plus tard, les Bônois purent avoir leur musique à eux, composée exclusivement d'éléments locaux. Ce fut la Philharmonique de Bône ; sous la direction de son chef M. Serre, qui fut la première société musicale de la Ville.

         Puis, comme le tempérament des Bônois est quelque peu lutteur et qu'il faut être au moins deux pour lutter, une autre Société fut créée, peu de temps après, qui prit pour nom " Les Enfants de Bône " dont le chef fut M. Louis Letellier qui avait dirigé l'une des musiques militaires de la garnison.
          Ces deux sociétés musicales furent pendant longtemps, non pas émules ou concurrentes, mais ennemies, franchement ennemies.
          Il y eut, dans la Ville, deux camps bien établis, celui des partisans de la " Philharmonique " et celui des amis des " Enfants de Bône ".
          Il fallait les voir lutter entre eux et les entendre se dénigrer réciproquement. C'était mieux qu'une lutte électorale, car la lutte entre ces deux sociétés était permanente.
          C'est alors que le Faubourg de la Colonne ne voulant pas prendre parti dans ce désaccord entre sociétés musicales, qui n'intéressait que les habitants de la Ville, constitua la " Lyre Colonnoise ", composée exclusivement d'éléments faubouriens, groupés sous la baguette d'un excellent musicien unanimement estimé, Auguste Vassalo.
          Les concerts sur le Cours, alternativement donnés par " La Philharmonique " et les " Enfants de Bône ", ceux de la " Lyre Colonnoise ", sur une place du Faubourg, et ensuite, après l'exposition de 1890, à l'intérieur du square Randon étaient toujours suivis par une foule attentive.
          Les retours des concours musicaux de l'exposition universelle de Paris, de 1889, d'Alger, de Tunis, et d'ailleurs, où toutes les formations musicales de la Ville allaient concourir étaient, chaque fois, l'occasion de manifestations triomphales. Des fleurs, des drapeaux, des arcs de triomphe et surtout, des acclamations enthousiastes, accueillaient les musiciens qui suivaient leur drapeau amplement garni de médailles et de trophées attestant leur victoire. La foule était délirante sur leur parcours.
          On acclamait les musiciens vainqueurs et surtout le brave et sympathique Chouchène, le " Négro du Gaz " comme on l'appelait (parce qu'il était allumeur de réverbères), qui jouait de la contrebasse aux " Enfants de Bône ".
          Sa haute taille, son énorme instrument qui entourait son buste et l'admirable teint noir de sa face, toujours souriante et aimable, lui attirait toujours tous les suffrages de la foule.
          La Sainte Cécile, chaque année, était l'occasion de défilés bruyants, parfois tintamarresques, et de festins copieusement arrosés.
          La " Lyre Colonnoise ", abandonnant son exclusivité faubourienne, devint la " Lyre. Bônoise ", puis, fusionna avec la " Philharmonique " pour former " L'Harmonie Bônoise ".
          Autour de ces trois sociétés musicales gravitèrent divers autres groupements qui eurent leur vogue et leurs adeptes fervents : des fanfares comme la " Bônoise " et " Les Sapeurs-Pompiers ", des " Estudiantina ", mandolines et guitares, telle " L'Aurore ", des orchestres à cordes de tout premier ordre, comme " L'Orchestre Symphonique ", donnaient des auditions remarquables, toujours appréciées par un public dévotieux et connaisseur autant que nombreux.
          Il y eut aussi des chorales qui se firent entendre sur ce kiosque, tant réclamé avant 1893, et qu'on prétend exiler du Cours qu'il dépare, dit-on.
          Le peuple de Bône était vraiment mélomane.
          Les nuits d'été étaient peuplées de mélodies. C'étaient les traditionnelles sérénades que les disciples d'Euterpe donnaient sous les balcons de la bien-aimée.
          Peut-il y avoir quelque chose de plus doux, de plus fluide, de plus émouvant que le chant d'un violon dans la nuit ? Ces notes qui montent en chantant, qui s'éparpillent sous un ciel étoilé et qui vont mourir dans une apothéose que seule l'âme peut deviner et comprendre, laissent dans les coeurs une tendre et infinie nostalgie.
          Il n'y a certainement pas de Ville où fleurit, davantage qu'à Bône, l'art et le goût de la sérénade. Il y en avait partout, en Ville, à la Colonne, par les nuits tièdes et silencieuses, qui permettaient aux violons, aux mandolines, aux guitares de porter très loin l'écho de leurs plaintes, de leurs sanglots, et de leurs tendres soupirs.
          Jamais plus ne reviendront ces nuits idylliques du temps " de la douceur de vivre ".

         Il était fatal qu'avec une population aussi engouée de musique, Bône, se dut d'organiser chez elle des concours de musique.
          Il y en eut, en effet, plusieurs. Mais les deux plus marquants furent incontestablement celui de 1890, qui faisait partie du programme des fêtes données à l'occasion de la si jolie exposition de Bône, et celui qui accompagna, en 1906, l'inauguration officielle du nouveau port de Bône.
          Entre temps, en 1902, de petits personnages de la Ville, en mal de prestige et surtout de décorations, avaient imaginé, se croyant, sans doute, parfaitement idoines en matière musicale, à moins qu'ils ne fussent persuadés que la musique étant la corde sensible des Bônois, le succès ne manquerait pas de couronner leur initiative, crurent devoir organiser un concours musical qu'ils placèrent sous la présidence de Louis Ganne, le célèbre auteur de la " Marche Lorraine ", du " Père la Victoire ", et de la sautillante " Marche des Petits Pierrots ".
          Saint-Saëns qui résidait à Bône, à ce moment là, assista aux ennuis et aux déceptions de son confrère et ami, le père du " Père la Victoire ", (pas celle du concours).
          Une vive polémique s'institua dans la presse locale à l'occasion de ce concours, que le président du Jury abandonna sans en attendre la fin. Fort heureusement, la présence imprévue de l'Escadre française dans nos eaux et la venue à Bône de la musique du 3ème Zouaves sous la conduite de son excellent chef Péricat, empêchèrent le public de se rendre compte du fiasco de la téméraire entreprise.
          L'affaire fut naturellement déficitaire et la Municipalité dut intervenir financièrement pour que l'honneur et le renom de la Ville fussent saufs.
          Les trois ou quatre organisateurs audacieux récoltèrent, néanmoins, palmes académiques et Nichan-Iftikar que le Bey de Tunis, toujours aimable et secourable, leur octroya sans trop y regarder.
          C'était loin de ce qu'ils avaient espéré, mais comme disent les enfants de la Marine ou de la Colonne " Mieux ça que rien ".

         Ceux qui gagnèrent le plus, dans cette affaire musicale, ce furent les amateurs d'humour et les pince-sans-rire qui firent une ample moisson de mots drôles, de cuirs, et de locutions imagées ou baroques.
          Car un ancien garçon de café, devenu riche et Président de Société musicale, faisait partie du groupe des organisateurs.
          Ce musicomane d'occasion, bien que se targuant de connaissances musicales étendues, n'avait pas précisément de l'harmonie dans le langage et était particulièrement rebelle à tout accord avec les règles de la syntaxe et même avec les exigences du dictionnaire.
          Il avait déjà eu l'occasion, avant ce concours de 1902, en tant que Président et mécène, d'accompagner sa société aux fêtes données, à Bizerte, pour l'inauguration du port de guerre.
          Il y avait tout naturellement chez nos voisins un Ministre de la Marine en visite officielle. Le distingué Président, " connaissant les usages ", s'était, à la première occasion, avancé vers le Ministre pour lui présenter ses hommages et les membres de sa société.
          Au moment où il parvenait, avec son cortège, à la hauteur du Ministre, une musique attaqua soudain une vibrante " Marseillaise ".
          Alors, le Ministre se raidit brusquement et se découvrit, comme il se doit en pareille occurrence.
          L'ancien garçon de café, dont la " Marseillaise " n'était pas l'hymne national, du moins de ses jeunes années, ne fut point ému par les accents patriotiques de la musique qui saluait l'arrivée du Représentant du Gouvernement, mais il parut, au contraire, très sensible à la marque de respect qu'il croyait lui être témoignée par ce Ministre se découvrant devant lui. Et comme il " connaissait les usages " et les convenances, il s'empressa de dire au haut personnage officiel qui lui faisait tant d'honneur : " Couvrez-vous Monsieur le Ministère couvrez-vous... " Et juste à ce moment là, a-t-il raconté plus tard, les cloches de l'Eglise de la Ville sonnèrent " à toute volière ".
          Pour un début dans le grand monde officiel c'était un bien beau début, et le Président avait le droit d'en tirer vanité, comme il ne manqua pas de le faire d'ailleurs par la suite.
          Aussi, pendant ce concours musical de 1902, s'en donna-t-il à coeur joie, faisant à tous et en toute occasion, des réponses " suggestibles " (suggestives).
          Il était là, à Bône, chez lui, et pouvait donc parler et agir avec " envolture " (désinvolture), ayant les " coudes franches (coudées franches), parce qu'il était riche et indépendant, du fait de ces rentes " voyagères " (viagères), qu'il avait eu l'intelligence de se ménager.
          Il n'était pas assez " encensé " (insensé) pour se laisser " randiculiser " (ridiculiser).
          Peut-être consentirait-il " aux petits allers " (pis-aller) à admettre la plaisanterie légère et amicale.
          Et voilà, l'envers de certains, " grands hommes " bônois de la Belle Epoque. La sérénité des beaux jours et la douceur de vivre n'en étaient nullement troublés.
          Le beau Président, si correctement habillé, et si plein d'une morgue d'où le mépris était banni, passait au milieu de ses contemporains ; il était pleinement heureux... et ses contemporains aussi, qui pensaient immanquablement à son agréable commerce... de cuirs.
          Il eut, quand même, les palmes académiques avant de mourir et après, un bel enterrement en musique.
          C'était tout ce qu'il avait désiré
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